25

Le vent souffla de plus en plus fort. Le ciel devint noir d’encre, le tonnerre gronda et les éclairs déchirèrent les nuages. Davus et moi, nous nous hâtâmes de rentrer chez Apollonidès. Juste au moment où nous atteignîmes la grande cour, il commença à pleuvoir à verse.

Nous trouvâmes la maison du premier magistrat suprême comme nous l’avions laissée, les portes grandes ouvertes et les esclaves affolés. L’aile où j’avais vu Méto la dernière fois était toujours gardée par des soldats, qui nous barrèrent le passage et refusèrent d’écouter les supplications ou les menaces que je proférais.

Où était Méto ? Quelles dispositions avait-il prises avec Apollonidès pour la reddition de la cité, pour sa propre survie ? Ces dispositions étaient-elles encore valables maintenant qu’Apollonidès n’était plus ? Si ce dernier s’était jeté volontairement du haut du Rocher du sacrifice, s’était-il auparavant vengé de ses ennemis ? Une fois de plus, j’éprouvais la plus vive inquiétude au sujet de mon fils.

S’il était encore en vie et en bonne santé, Méto ne me rechercherait-il pas ? Bien sûr, je devinais la réponse : Méto était trop occupé. Apollonidès mort, les autres magistrats suprêmes auraient à négocier la reddition. Durant ces dernières heures de l’indépendance de Massilia, tous les plans de mon fils se réalisaient. A ses yeux, ces plans étaient prioritaires, et son père ne comptait plus.

Davus, qui avait toujours le sens pratique, annonça son intention de partir en quête de nourriture. Je tombais presque d’inanition, mais je n’avais pas d’appétit. Epuisé, je me dirigeai vers les pièces qui avaient servi de logement à Hiéronymus. Dans la chambre, je m’affalai sur les coussins mœlleux, là où j’avais dormi la nuit précédente. Je ne craignais pas d’être dérangé. Quel Massiliote oserait s’aventurer dans les appartements du bouc émissaire seulement quelques heures après sa mort, alors que son âme pouvait encore errer ici-bas ?

La pluie fouettait la maison. Pendant que grondait le tonnerre et que hurlait le vent du nord, j’entendais des lamentations. La nouvelle de la mort de leur maître était parvenue aux oreilles des esclaves toujours tapis dans la maison. L’un après l’autre, ils joignirent leur voix à la mélopée funèbre en l’honneur du chef défunt d’une cité à l’agonie.

Malgré tout, je parvins à dormir. Morphée ne m’envoya aucun rêve. Devais-je m’en réjouir ou le déplorer ?

Je m’éveillai en pensant que quelqu’un m’avait observé pendant mon sommeil et venait de quitter la pièce. L’impression était si forte que je me dressai sur mon séant. La pièce était vide. Ce devait être Méto. Mais pourquoi ne m’avait-il pas réveillé ?

Un instant plus tard, Davus entra.

— Te voilà enfin réveillé ! Allons, dépêche-toi de te lever. Il se passe quelque chose d’important aux portes de la cité. De très important !

— Davus, étais-tu dans cette pièce il y a quelques instants… en train de m’observer ? questionnai-je en me frottant les yeux.

— Non.

— Y avait-il quelqu’un d’autre ?

— Je ne sais pas. J’étais dans la pièce à côté, sur le balcon, occupé à regarder la foule qui se dirige vers les portes Quelqu’un a pu entrer ici en passant par l’antichambre ou le couloir.

— Est-ce qu’il pleut encore ? demandai-je en clignant des yeux.

— Non. L’orage a duré toute la nuit, mais maintenant il est terminé. Le ciel est bleu, le soleil brille. Mais qu’est-ce que j’aperçois ?

Il poussa un cri de joie et se précipita vers un guéridon dans le coin de la pièce.

— Des figues ! Un grand tas de figues ! Je n’ai pas pu trouver la moindre nourriture hier soir. Je n’ai guère pu fermer l’œil tant j’avais faim. Mais regarde-les ! Elles sont splendides. D’une si belle couleur et bien dodues. Et l’odeur ! Tiens, prends-en une. Ensuite, nous sortirons.

Davus mordit à pleines dents dans une figue et rit de plaisir.

Jusqu’au moment où je me risquai à en croquer un petit morceau, je ne m’étais pas rendu compte comme j’avais faim. J’étais aux anges. Jamais je n’avais mangé de figue aussi délicieuse.

Il était impossible qu’un esclave affamé eût laissé ce tas de figues à un homme endormi ; il les aurait dévorées. Méto avait dû nous les apporter. Pourquoi était-il parti sans un mot ?

 

Une grande foule s’était rassemblée. Un cordon de soldats tenant leurs lances toutes droites contenait les habitants de Massilia et maintenait dégagé un large passage allant des portes au centre de la place du marché.

Autour de nous, les gens paraissaient las, affamés, misérables, mais l’impatience brillait dans leurs yeux. Depuis des mois ils attendaient, redoutaient, espéraient. Enfin, dans quelques instants, il allait se passer quelque chose. Leur nouveau maître leur pardonnerait-il, leur donnerait-il à manger, ou les massacrerait-il sans pitié ? Ils ne semblaient guère se soucier du destin qui les attendait, du moment que leur incertitude prenait fin.

Les foules font chacune un bruit qui leur est particulier. Il me semblait entendre une prairie dont les hautes herbes bruissent en ondulant dans le vent. Les gens inquiets ne cessaient de parler, mais toujours à voix basse. Des rumeurs étouffées d’annihilation et de libération circulaient de-ci de-là, pareilles à des coups de bourrasque.

Je me surpris à river mon regard sur les grandes portes de bronze. Elles se dressaient intactes, comme les tours qui les flanquaient. Mais, tout près, apparaissaient l’énorme brèche béante dans la muraille, des tas de gravats qui jonchaient le sol tout autour, ainsi que les restes d’une tour de garde couchée sur le flanc.

De même qu’au théâtre, les portes de Massilia ne semblaient pas vraies, mais seulement une imitation fort réussie. À quoi servent les portes quand, tout près, s’ouvre dans la muraille une brèche assez grande pour laisser passer un troupeau d’éléphants au galop ?

Pourtant, tous les regards convergeaient vers elles. Dès que les trompettes retentirent du haut des tours qui les flanquaient et que les grandes portes de bronze s’ouvrirent avec fracas, le silence se fit.

Cela faisait des mois qu’on les avait fermées devant César sans jamais les rouvrir. Maintenant, elles tournaient lentement, en grinçant sur leurs gonds. Autour de moi, j’entendis des soupirs et des pleurs. L’apparition de la brèche dans la muraille avait été un désastre inimaginable, mais l’ouverture des portes à l’ennemi était plus effroyable encore. Massilia n’avait pas simplement été vaincue ; la fière cité qui était indépendante depuis cinq cents ans s’était rendue à un conquérant.

Les soldats romains entrèrent dans la ville. Ce ne fut pas vraiment une surprise. Pourtant, comme un seul homme, toute la foule frémit, le souffle coupé. Çà et là, des hommes crièrent et des femmes s’évanouirent.

Les uns après les autres, les Romains franchissaient les portes, rompaient les rangs et prenaient la place des soldats massiliotes qui retenaient la foule. Ceux-ci déposaient leurs lances, sortaient de la ville d’un pas lourd et se rendaient. La cérémonie se poursuivit en bon ordre jusqu’à ce qu’il ne restât plus un seul soldat massiliote à son poste. Le large passage qui menait de l’entrée de la cité jusqu’au centre de la place était jonché de lances abandonnées.

Les trompettes retentirent à nouveau. Trébonius entra à cheval, accompagné de ses officiers. Parmi eux, je reconnus Vitruvius, qui ne cessait de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule et d’examiner la brèche. Il s’intéressait davantage aux remparts de Massilia qui n’avaient pas résisté qu’aux habitants vaincus.

On entendit quelques hourras timides. En réponse, des rires fusèrent çà et là. La foule était tendue. Trébonius avait l’air sombre.

Si les portes ressemblaient de façon outrancière à un décor de théâtre, l’arrivée de César évoqua l’apparition d’un deus ex machina. Si on l’avait descendu du ciel à l’aide d’une grue, comme on le fait pour un dieu au moment le plus pathétique d’une tragédie, la foule n’aurait pas été plus stupéfaite. Un cheval tout blanc franchit les portes au petit galop, le cavalier portait un plastron de cuirasse doré qui étincelait au soleil. Il avait rejeté sur ses épaules sa cape pourpre du plus bel effet. On voyait sa tête presque chauve, car il avait mis son casque à cimier rouge sous son bras, comme pour prouver qu’il n’avait pas peur de montrer son visage aux hommes comme aux dieux. Car, même si les dieux avaient ignoré Massilia au cours des mois précédents, nul doute qu’ils l’observaient maintenant.

César atteignit le centre de la place, et fit pirouetter son cheval en examinant la foule. Dans le silence absolu, les sabots martelèrent les pavés, et les murs en renvoyèrent l’écho.

Davus et moi, nous nous étions frayé un passage jusque derrière le cordon de soldats au centre, assez près pour voir distinctement le visage de César. Il avait les lèvres serrées et souriait à peine. Ses yeux brillants étaient grands ouverts. Son menton en saillie, ses hautes pommettes et son crâne dégarni le faisaient paraître austère, ascétique. Il avait un air à la fois sévère et satisfait, l’expression qui convenait au dieu d’une tragédie, quand il surgit de nulle part pour rendre le jugement divin et restaurer l’ordre après le chaos.

César prononça un discours d’un ton posé, comme s’il conversait en toute simplicité, et sa voix portait dans les coins les plus reculés de la place, car il s’était entraîné à parler dans le forum et sur le champ de bataille.

— Habitants de Massilia, commença-t-il, pendant longtemps nous avons été les meilleurs amis, vous et moi. Tout comme Massilia a toujours été l’alliée de Rome, vous avez été mes alliés. Pourtant, lorsque je suis venu à vous, il y a quelques mois, vous m’avez fermé vos portes et avez promis votre allégeance à un autre.

« Aujourd’hui vous mesurez les conséquences de cette décision. Votre port est déserté. Vos parents sont malades de la peste. Vos enfants pleurent de faim. Vos murailles sont tombées, vos portes sont ouvertes contre votre gré. Quand j’ai sollicité votre amitié et votre soutien, si vous me les aviez accordés, je vous aurais récompensés généreusement ; mon arrivée aujourd’hui serait une occasion de nous témoigner mutuellement notre reconnaissance. Au contraire, nous en sommes arrivés à cette situation déplorable. Je vais m’emparer de ce dont j’ai besoin, et mes conditions seront celles du vainqueur.

« La dernière fois que je suis passé près de vous, j’étais dans l’incertitude. Devant moi s’ouvrait la perspective d’une longue campagne en Espagne. Derrière moi, à Rome, je n’étais pas sûr qu’en mon absence les événements se dérouleraient à ma convenance. Dans ces circonstances, vous auriez pu négocier à votre avantage. Oh, oui ! je sais combien vous, les Massiliotes, vous êtes durs en affaires ! Quels qu’aient été les accords que j’aurais pu passer avec vous, je les aurais honorés avec l’honnêteté d’un Romain.

« Maintenant, à mon retour, les circonstances sont différentes. Mes adversaires en Espagne sont vaincus. On m’a informé que Pompée et ceux qui ont eu le tort de le soutenir sont plus que jamais désorientés. A mon arrivée au camp, ce matin, un messager venu de Rome m’a appris une nouvelle extraordinaire : pour résoudre la crise actuelle, le Sénat a décidé de nommer un dictateur. J’ai l’honneur de vous dire que le préteur Marcus Lépidus m’a proposé pour ce poste éminent. A mon retour à Rome, j’ai l’intention d’accepter le mandat du peuple pour restaurer l’ordre dans la cité et dans ses provinces.

« Que vais-je faire de Massilia maintenant ? Vous m’avez repoussé et vous avez accordé refuge à mes ennemis. Quand une brèche s’est ouverte dans vos murs, mon général, Trébonius, a respecté le drapeau hissé pour parlementer et empêché ses hommes de monter à l’assaut. Pourtant vous avez osé envoyer vos troupes incendier mes ouvrages de campagne ! Un homme à l’esprit plus vengeur que moi pourrait saisir cette occasion pour faire un exemple d’une cité aussi perfide. Si Massilia devait connaître le même sort terrible que Troie ou Carthage, qui oserait prétendre que je l’ai traitée injustement ?

« Mais je n’ai pas l’esprit de vengeance, et j’ai de sérieux motifs de me montrer clément. Les chefs de votre cité ont fini par entendre raison ; ils ont ordonné à vos soldats de déposer les armes ; ils m’ont remis la clef de votre trésor. Massilia pourra m’aider à restaurer l’ordre. Je ne vois pas de raison pour laquelle Rome et elle ne puissent être à nouveau amies. Pourtant, désormais, les conditions de notre amitié seront différentes de ce qu’elles auraient pu être. Quand je partirai pour Rome – ce qui ne saurait tarder –, je laisserai en garnison deux légions, pour m’assurer que l’ordre que j’ai établi ici prévaudra.

« J’ai donc résolu de me montrer clément. J’ai pris cette décision, non par respect pour ces dirigeants au jugement erroné qui ont mis Massilia dans cette triste situation. Non, j’ai penché pour la clémence à cause du profond et constant respect que j’éprouve pour l’ancienne réputation de la cité. Cette cité qu’Artémis protège depuis cinq cents ans, je ne l’anéantirai pas en un instant. Aujourd’hui même, Massilia aurait pu être détruite ; au contraire, elle va renaître.

En quel endroit s’élevèrent les premières acclamations, je ne saurais le dire. À mon avis, un signal de Trébonius adressé aux soldats romains les déclencha. Elles furent alors petit à petit reprises par la foule qui, après avoir réagi avec timidité, ne contenait plus sa joie. César leur avait épargné la mort ; eux et leurs enfants vivraient. L’avenir de Massilia, maintenant vassale de Rome, ne serait pas ce que les habitants avaient espéré, mais il restait un avenir, et ils en étaient reconnaissants. La longue lutte était terminée.

Peut-être, pensai-je tristement, le sacrifice du bouc émissaire avait-il été efficace.

Tandis que les acclamations continuaient, de plus en plus fortes, des remous dans la foule à proximité indiquaient qu’un cortège se frayait un passage et se dirigeait vers César. Je tendis le cou et vis danser au-dessus de la foule un aigle d’or avec des oriflammes rouges qui flottaient au vent. C’était l’étendard de Catilina.

César vit approcher le cortège et fit signe aux soldats de s’écarter pour le laisser passer. L’étendard entra dans l’espace libre, tenu bien haut par Méto, comme je m’en doutais. Mon fils était maintenant vêtu de sa plus belle tenue de combat. Il arborait un large sourire et levait les yeux vers César. Dans son regard, on lisait une adoration dont il n’avait pas honte.

Le visage du général resta sévère, mais ses yeux étincelèrent quand il contempla l’étendard. Il ne jeta qu’un rapide coup d’œil à Méto en réponse à son regard plein de dévotion.

Les autres membres de la petite escorte restèrent à l’écart, derrière le cordon de soldats. Parmi eux, Caius Verrès qui, les bras croisés et la tête inclinée pour se donner une allure désinvolte, souriait d’un air suffisant. À côté de Verrès, je remarquai Publicius et Minucius, et bien d’autres hommes en toge – sans doute d’autres admirateurs de Catilina. Quand César tendit la main pour accepter l’étendard présenté par Méto, ils faillirent s’évanouir. Ils levèrent les bras, poussèrent un cri, tombèrent à genoux et se mirent à pleurer de joie.

Voulant mieux voir Méto, je m’étais rapproché jusqu’à ce que, tout comme les admirateurs de Catilina, je me trouve juste derrière le cordon de soldats. Ce n’est pas Méto qui me remarqua – il n’avait d’yeux que pour César –, mais le général lui-même. Quand il quitta enfin l’aigle des yeux pour examiner la foule qui l’acclamait, son regard vint se poser sur moi. Nous nous étions rencontrés à plusieurs reprises et toujours très brièvement, pourtant il me reconnut tout de suite. Ses lèvres esquissèrent presque un sourire. Quand il se pencha pour remettre son casque à Méto, il lui parla à l’oreille.

Méto fit un pas en arrière. L’air stupéfait, il regarda dans ma direction. Il lui fallut un moment pour me découvrir. Quand il y parvint, il se dirigea vers le cordon de soldats et leur demanda de me laisser passer. Les soldats se tournèrent vers César, qui acquiesça discrètement d’un signe de tête.

Je m’avançai à contrecœur. Devant moi, César à cheval tenait bien haut l’étendard surmonté de l’aigle qui avait jadis appartenu à Marius. Que signifiait pour lui ce moment ? César avait conquis la Gaule et l’Espagne ; il avait surpassé son mentor, car Marius n’était jamais devenu dictateur à Rome. À proximité, les acclamations des partisans de Catilina étaient devenues encore plus frénétiques, plus enthousiastes. Ici, au centre même du tumulte, les ovations de la foule étaient assourdissantes.

J’avais découvert une chose étrange quand j’avais décidé d’entrer dans Massilia par le tunnel : avec l’âge, j’étais plus impulsif, moins prudent. Était-ce parce que, grâce à ma longue expérience, je n’avais plus besoin de peser le pour et le contre avant d’agir ? Ou était-ce simplement parce que l’esprit lent et l’hésitation paralysante m’exaspéraient, et que j’en étais revenu à agir spontanément, comme un enfant, ou comme les dieux ?

Je n’avais pas prévu ce que je fis alors. Je n’avais même pas envisagé que cela pouvait arriver.

Méto s’avança vers moi. Il tenait d’une main le casque de César. De l’autre, il caressait le plumet en crin rouge, comme si c’était un chat. Il sourit et leva les sourcils.

— Ça alors, je n’en reviens pas. Papa !

Je me contentai de le dévisager. J’eus un instant l’envie de jeter le casque par terre.

— Papa, quand tout ceci sera terminé… quand je rentrerai à la maison.

— À la maison, Méto ? Que veux-tu dire ? criai-je, simplement pour me faire entendre, tandis que mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine.

— Je veux dire chez toi, à Rome, bien entendu, répondit-il en plissant le front.

— Non ! Chez moi, ce n’est plus ta maison, Méto. Plus maintenant. Plus jamais.

— Papa, qu’est-ce que tu racontes… ? demanda-t-il en riant nerveusement.

— « Quand tout ceci sera terminé », dis-tu. Cela ne prendra jamais fin, Méto. Jamais ! Et pourquoi voudrais-tu que cela se termine ? Cela te réussit merveilleusement ! La ruse, le mensonge, les trahisons – pour toi, c’est une fin en soi.

— Papa, je ne suis pas sûr…

— D’abord tu es devenu soldat et tu as aimé tuer des Gaulois pour la gloire de César. Incendier des villages, réduire des enfants en esclavage, laisser des veuves mourir de faim – cela m’a toujours écœuré, bien que je n’en aie jamais rien dit. Maintenant, tu as trouvé une nouvelle vocation : espionner, recourir à la ruse comme arme de destruction. Cela me répugne encore plus.

J’avais tellement élevé la voix que même César entendit. Du haut de son cheval blanc, il nous regarda tous les deux d’un air perplexe. Méto était livide.

— Papa, je ne comprends pas.

— Moi non plus. Est-ce la façon dont je t’ai élevé ? Est-ce que tu n’as rien appris de moi ?

— Mais, papa, j’ai tout appris de toi.

— Non ! Qu’est-ce qui importe le plus pour moi ? Découvrir la vérité ! Je le fais même quand cela ne sert à rien, même quand cela ne cause que de la souffrance. Mais toi, Méto ? Que signifie pour toi la vérité ? Tu ne peux pas la supporter, pas plus que je ne peux supporter la fourberie ! Nous sommes juste à l’opposé l’un de l’autre. Ce n’est pas étonnant que tu aies trouvé ta place à côté d’un homme comme César.

— Nous parlerons de cela plus tard, papa, dit Méto en baissant la voix.

— Ne t’en remets pas à l’avenir ! C’est notre dernière conversation, Méto.

— Papa, tu es vexé parce que je… je ne me suis pas confié à toi…

— Ne me parle pas comme un politicien ! Tu m’as trompé. D’abord tu m’as laissé croire que tu participais à un complot ourdi pour tuer César…

— Je le regrette, papa, mais je n’avais pas le choix…

— Puis tu t’es moqué de moi en te faisant passer pour un devin ! Tu m’as laissé croire que tu étais mort !

— Quand ceci sera terminé… Quand nous pourrons parler…, bredouilla Méto en tremblant.

— Non ! Jamais plus !

— Mais, papa, je suis ton fils !

— Non, tu ne l’es plus.

Prononcer ces paroles me glaça le sang et me noua l’estomac, mais je ne pus me retenir.

— Tu n’es plus mon fils, Méto. Ici, devant ton cher général – pardon, ton dictateur –, je te renie. Je renonce à toute relation avec toi. Je t’enlève mon nom. Si tu as besoin d’un père, que César t’adopte !

C’était comme si Méto avait reçu un coup sur la tête. Si j’avais simplement souhaité l’abasourdir, j’avais réussi. Mais je n’éprouvai aucun plaisir à voir l’expression de son visage ; je ne pouvais supporter de le regarder. César se rendait compte que quelque chose allait mal ; il appela Méto, mais Méto ne lui prêta pas attention.

La foule continuait de pousser des hourras. Les gens acclamaient simplement pour se libérer des émotions contenues. On aurait dit le grondement sans fin d’une cascade.

Je franchis le cordon de soldats et me faufilai à travers le groupe des partisans de Catilina, qui jubilaient. Verrès rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Publicius et Minucius essayèrent de me retenir et de m’entraîner dans une danse joyeuse, mais je me dégageai et plongeai aveuglément dans la foule. Davus n’était pas loin ; je ne le voyais pas, mais je sentais sa présence ; je savais qu’il restait près de moi, un peu à l’écart, en se demandant sans doute ce qui venait de se passer. Combien de fois avais-je silencieusement tourné en dérision sa candeur, sa simplicité désarmante ? Pourtant, à ce moment-là, il était plus un fils pour moi que l’homme que je venais de quitter.

Le rocher du sacrifice
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